Après plusieurs années de pénurie chronique qui a paralysé de nombreux secteurs économiques, la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) a enfin procédé au lancement officiel des nouvelles pièces de monnaie destinées à irriguer l’économie camerounaise. Cette initiative, qui intervient après des années d’attente et de frustration pour les populations et les opérateurs économiques, apporte une solution à un problème qui coûtait au pays plus de 157 milliards de FCFA annuellement, selon les estimations officielles.
« C’est un jour historique pour l’économie camerounaise, » a déclaré le Ministre des Finances lors de la cérémonie de lancement à Yaoundé. Pour comprendre l’importance de cet événement, All237.com vous propose une analyse approfondie de cette situation et de ses implications pour le pays.
Historique des émissions monétaires au Cameroun
Les premières générations de pièces (1960-1996)
L’histoire des pièces de monnaie au Cameroun moderne débute avec l’indépendance du pays en 1960. Les premières pièces spécifiquement camerounaises datent de 1962, avec des valeurs faciales de 1, 2, 5, 10, 25 et 50 francs CFA, produites par la Monnaie de Paris. Ces pièces en aluminium et cupro-nickel portaient des symboles nationaux comme la tête d’antilope.
Une première réforme intervient entre 1972 et 1975, coïncidant avec la transformation de la banque centrale en BEAC. Les pièces adoptent alors un design plus moderne et des symboles panafricains. La production annuelle était estimée à environ 15 millions de pièces pour l’ensemble de la zone CEMAC, dont un tiers pour le Cameroun.
L’année 1985 marque l’introduction de la pièce de 100 francs CFA, répondant à l’inflation croissante. Environ 7,5 millions de ces pièces ont été mises en circulation au Cameroun entre 1985 et 1990. Une série commémorative notable a été émise en 1991 pour le trentième anniversaire de l’indépendance.
La réforme de 1996 et les émissions insuffisantes
La dévaluation du franc CFA en 1996 entraîne une refonte complète du système monétaire avec l’introduction d’une nouvelle série comprenant des pièces de 1 à 500 francs CFA. Selon les archives de la BEAC, environ 45 millions de pièces ont été mises en circulation au Cameroun entre 1996 et 2000, soit seulement 1,2 pièce par habitant et par an.
Les émissions suivantes, en 2006 et 2016, se sont révélées nettement insuffisantes avec seulement 12 millions de pièces injectées dans l’économie sur cette période de dix ans, représentant à peine 0,25 pièce par habitant et par an. Face à la croissance démographique et économique du pays, cette insuffisance a conduit à une pénurie chronique.
« Depuis 2016, aucune émission significative n’avait eu lieu, aggravant progressivement la situation, » explique le Dr. Samuel Ekambi, économiste à l’Université de Yaoundé II. « Nous avons assisté à une forme d’obsolescence programmée du système monétaire camerounais. »
Les causes de la pénurie et ses conséquences dévastatrices
Pourquoi les pièces ont-elles disparu ?
D’après une étude réalisée en 2023 par l’Institut National de la Statistique du Cameroun, quatre facteurs majeurs expliquent cette pénurie persistante :
- Coûts de production prohibitifs : La fabrication des pièces à l’étranger engendre des coûts estimés à 3,2 milliards de FCFA pour une émission standard de 20 millions de pièces, décourageant les émissions fréquentes.
- Thésaurisation généralisée : Près de 38% des pièces émises sont retirées de la circulation par les particuliers ou utilisées à des fins non monétaires (bijoux, artisanat). « Dans certaines régions, les pièces de 100 et 500 FCFA sont considérées comme des objets de valeur à conserver plutôt que comme de simples moyens de paiement, » note l’étude.
- Fuites transfrontalières : Les mouvements non contrôlés vers les pays voisins entraînent une perte estimée à 15-20% du volume total des émissions. « Les différentiels de prix entre le Cameroun et certains pays limitrophes créent un flux constant de pièces vers l’extérieur, » confirme un rapport de la BEAC.
- Distribution inefficace : Le réseau centré sur les agences bancaires urbaines ne parvient pas à irriguer l’ensemble du territoire, créant d’importantes disparités régionales.
Un impact économique dévastateur
L’impact de cette pénurie sur l’économie Camerounaise a été considérable. Selon l’étude conjointe du Ministère des Finances et de la BEAC publiée en janvier 2024, les pertes annuelles s’élèvent à environ 157 milliards de FCFA, soit près de 1,2% du PIB national. Cette estimation comprend :
- 68 milliards liés aux arrondis systématiques pratiqués dans le commerce de détail
- 43 milliards de coûts supplémentaires supportés par les entreprises pour gérer la pénurie
- 29 milliards de pertes d’efficacité dans les transactions quotidiennes
- 17 milliards associés aux solutions alternatives informelles
Pour Mme Françoise Mbarga, commerçante au marché central de Douala la situation était devenue intenable : « Chaque jour, je perdais des clients parce que je ne pouvais pas rendre la monnaie. J’estimais perdre entre 3 000 et 5 000 FCFA quotidiennement à cause de ce problème. »
Dans les transports en commun, la situation générait des tensions permanentes. « Les disputes sur la monnaie étaient quotidiennes. Je passais parfois plus de temps à négocier des arrangements pour la monnaie qu’à conduire, » témoigne Joseph Atangana, chauffeur de taxi à Yaoundé.
Des solutions de fortune révélatrices
Face à cette pénurie chronique, les Camerounais ont développé des solutions alternatives ingénieuses mais inefficientes :
- Crédit informel : De nombreux commerçants tenaient des registres de « dette de monnaie » pour leurs clients réguliers, complexifiant leur comptabilité.
- Arrondis systématiques : Cette pratique s’était généralisée, entraînant une forme d’inflation cachée estimée à 0,4% selon l’Institut National de la Statistique.
- Substituts de monnaie : L’utilisation de bonbons, allumettes ou sachets d’eau comme monnaie d’appoint était devenue courante dans tout le pays.
« Ces adaptations témoignaient de l’ingéniosité des Camerounais, mais elles généraient d’importantes inefficiences économiques et alimentaient le secteur informel, » analyse Pr. Marie-Claire Nnanga, économiste à l’Université de Douala.
Les nouvelles pièces : caractéristiques et déploiement
Innovation et durabilité au cœur du projet
Les nouvelles pièces, dont la production a été annoncée en octobre 2024 et qui ont commencé à être distribuées en avril 2025, présentent plusieurs innovations majeures :
- Gamme complète : La série comprend huit valeurs faciales (1, 2, 5, 10, 25, 50, 100 et 500 FCFA), couvrant tous les besoins transactionnels.
- Matériaux avancés : Les nouvelles pièces utilisent des alliages plus résistants à l’usure et à la corrosion, allongeant leur durée de vie moyenne de 15 à 23 ans selon les estimations de la BEAC.
- Sécurité renforcée : Des microstructures spécifiques et des marquages magnétiques ont été intégrés pour contrer efficacement la contrefaçon, représentant un investissement additionnel de 850 millions de FCFA.
- Design patrimonial : Les motifs célèbrent le patrimoine camerounais, avec des représentations du Mont Cameroun, du fleuve Sanaga, et de figures historiques comme le roi Njoya et Um Nyobè.
- Accessibilité universelle : Des caractéristiques tactiles facilitent l’identification des pièces par les personnes malvoyantes, une première dans la région.
Le processus de fabrication a nécessité un investissement total de 17,5 milliards de FCFA, financé par un consortium regroupant la BEAC, le Trésor public camerounais et un prêt de la Banque Africaine de Développement.
Un déploiement massif et stratégique
Le plan de déploiement se distingue par son ambition sans précédent :
- Volume record : 85 millions de pièces seront introduites dans l’économie camerounaise d’ici décembre 2025, soit environ 3,4 pièces par habitant, un ratio jamais atteint auparavant.
- Distribution progressive : Le calendrier prévoit trois phases :
- Phase 1 (avril-juin 2025) : 35 millions de pièces dans les centres urbains
- Phase 2 (juillet-septembre 2025) : 30 millions de pièces dans les zones semi-urbaines
- Phase 3 (octobre-décembre 2025) : 20 millions de pièces ciblant les zones rurales
- Suivi actif : Contrairement aux émissions précédentes, des « agents de circulation monétaire » ont été déployés pour identifier les zones d’accumulation anormale et intervenir pour fluidifier la circulation.
- Partenariat public-privé : Un consortium regroupant banques commerciales, opérateurs de transfert d’argent et grandes surfaces participe à la distribution, élargissant considérablement les canaux traditionnels.
Lors de la cérémonie de lancement, le gouverneur de la BEAC, Dr. Abbas Mahamat Tolli, a souligné l’ampleur de l’effort consenti : « Cette émission monétaire représente un investissement financier et logistique sans précédent, reflétant notre détermination à résoudre durablement ce problème qui affecte notre économie depuis trop longtemps. »
Réactions et perspectives d’avenir
Un accueil majoritairement enthousiaste
Les premières semaines de circulation des nouvelles pièces ont suscité des réactions largement positives au sein de la population camerounaise.
À Douala, Éric Fotso, chauffeur de taxi-moto, exprime son soulagement : « C’est comme si on nous avait enlevé un poids. Maintenant, je peux donner la monnaie exacte à mes clients, et les discussions interminables sur les 25 ou 50 francs manquants sont terminées. »
Chantal Mbappé, commerçante au marché Mokolo de Yaoundé, témoigne également : « Les nouvelles pièces ont changé mon quotidien. J’ai constaté une augmentation de mes ventes d’environ 15% depuis que je n’ai plus de problèmes pour rendre la monnaie. »
Des disparités géographiques persistantes
À Ngaoundéré, Ibrahim Oumarou, responsable d’une association de commerçants, déplore : « Nous entendons parler des nouvelles pièces à la radio, mais ici, nous n’en avons vu que très peu. La situation n’a pas vraiment changé pour nous. »
Vers une modernisation globale du système monétaire
Cette émission s’inscrit dans une stratégie plus large de modernisation du système monétaire camerounais. Plusieurs initiatives complémentaires sont en cours ou prévues :
- Projet de monnaie digitale : La BEAC travaille sur un projet de monnaie digitale de banque centrale qui pourrait compléter la circulation des espèces physiques, avec des essais pilotes prévus pour 2026.
- Campagne d’éducation financière : Une campagne nationale vise à sensibiliser la population aux bonnes pratiques monétaires et à l’importance de maintenir les pièces en circulation.
- Modernisation des paiements : Un programme d’interopérabilité des solutions de paiement mobile est en cours de déploiement pour faciliter les transactions de faible montant sans recours aux espèces.
- Production locale envisagée : Un projet d’établissement d’une unité de production de monnaie au Cameroun est à l’étude, avec un horizon de réalisation fixé à 2030.
Plusieurs défis demeurent cependant pour garantir le succès durable de cette initiative, notamment la lutte contre la thésaurisation, le contrôle des flux transfrontaliers et le maintien d’un approvisionnement régulier.